Par Isabelle Chevalier – Photographies Jean-Bernard Valcy
« Il faisait tellement chaud là ! », se souvient Gilbert Valton devant la colonne de distillation qui porte son nom à l’usine Bologne de Basse-Terre. Une colonne créole en cuivre Savalle livrée en 1876. Un héritage de l’industrie rhumière toujours en activité.
L’ancien distillateur se rappelle ses débuts, en 1970. « Le matin, je travaillais aux champs. Je faisais manger les chevaux, je nettoyais la canne… Et quand il n’y avait pas assez de monde, j’allais au moulin l’après-midi. Là, explique-t-il, je récupérais la canne dans les charriots pour la mettre sur la chaîne qui l’emmenait au broyage. Parfois, on me disait de tamiser le jus. En cas de besoin, je faisais toute la journée au moulin. »
Quand le moulin était en panne, Gilbert Valton ne pouvait pas travailler. « Alors j’allais voir ce que faisait le chef distillateur, Gédéon Dona. Je lui donnais un coup de main. » C’est comme ça que sa carrière de distillateur a débuté, « après avoir bien travaillé sur le tamis ».
Gilbert Valton a secondé Gédéon Dona pendant dix-sept ans avant de lui succéder. « Au départ, techniquement, je n’y connaissais rien. Je faisais comme lui. Je contrôlais le jus qui arrivait dans les bacs de fermentation et j’ajoutais les levures pour qu’elle démarre plus vite.
Et au bout de deux jours, quand c’était bon, poursuit-il, j’ouvrais les vannes (jus et vapeur) et je mettais la distillation en marche. Dans les colonnes de chauffe, explique Gilbert Valton, le rhum monte au fur et à mesure jusqu’à 75 voire 80 degrés ! » Gilbert Valton était à la fois responsable du moulin et de la distillation.
« AU FOUR ET AU MOULIN »
« J’étais motivé, à 1.000 à l’heure. Mais, reconnaît-il, ce n’était pas facile. Le plus pénible, explique son fils, Dominique Valton, qui lui a succédé en 2013 après avoir un peu travaillé avec lui, c’était la chaleur. » Sans parler des semaines à rallonge. Gilbert Valton travaillait du lundi au samedi. « Et le samedi après-midi voire le dimanche matin, il fallait faire l’entretien des colonnes, pour enlever les résidus qui les empêchaient de bien fonctionner », note l’ancien distillateur. « Il faisait tout, tout seul », souligne son fils. « Avec les moyens du bord, ce que j’avais sous la main. A l’époque, il n’y avait pas tous les outils modernes, constate Gilbert Valton, qui devait sans cesse tout surveiller (pression, température…) et ajuster. J’étais au four et au moulin ». « Et s’il y avait une panne en période de production, se souvient son fils, il devait se plier en quatre pour que le lundi, tout soit opérationnel. »
AUTOMATISATION
Après le départ à la retraite de Gilbert Valton, la distillerie s’est progressivement modernisée. « Ils ont tout informatisé. Ils ont mis des capteurs sur les tuyaux. L’évolution, c’est quelque chose ! » L’ancien distillateur dit « ne pas s’y retrouver dans tout ça. » D’ailleurs, avoue-t-il, « je ne pourrais plus travailler là ».
Son fils Dominique, qui a pris la relève, le reconnaît, « le travail est beaucoup moins pénible que du temps de papa ». L’automatisation des colonnes de distillation, désormais au nombre de trois chez Bologne, a grandement facilité la tâche. Finis les incessants réglages manuels complexes. Enfin, pas tout à fait, explique le distillateur. « Le démarrage du process, le matin, se fait toujours manuellement et cela reste très technique. Cela demande un savoir-faire pour que le vin de canne monte de palier en palier et veiller à maintenir la bonne température. Ce n’est qu’une fois cette étape stabilisée que l’automatisation est lancée. » Pression, débit, vapeur, température…, tout est alors sous contrôle depuis une cabine climatisée.
« Sa bèl ! », s’exclame Gilbert Valton en désignant cette installation qui facilite tant le travail aujourd’hui. « Cela demande moins de présence, de surveillance. Quand il y a un souci, il y a des alarmes », explique son fils, « et c’est aussi du temps gagné pour travailler sur d’autres postes de production, comme le remplissage et le vidage des cuves. »
Autre changement notable, Dominique Valton ne s’occupe plus du broyage, contrairement à son père. Uniquement des colonnes (montage, démontage, réparations et distillation). Et à la distillerie, la charge de travail ne repose plus sur ses seules épaules. « Quand l’usine est en production, on est trois distillateurs. On peut faire des roulements. Tout a bien changé. »
En remerciement de ses quarante-deux ans de bons et loyaux services à la distillerie Bologne, Gilbert Valton a reçu en cadeau, entre autres, une bouteille de 4,5 litres de rhum vieux à 42 %. Une cuvée de 2003 série spéciale qu’il conserve précieusement.
Du rhum blanc au rhum bio
Si le métier de distillateur a bien changé chez Bologne depuis les années soixante-dix, l’entreprise a, elle aussi, beaucoup évolué.
Aujourd’hui, elle emploie 45 salariés, contre moins de 20 à l’époque (sans compter les saisonniers). L’usine s’est modernisée et le nombre de colonnes de distillation est passé de 2 à 3 (dont deux en inox qui ont une capacité de production presque deux fois supérieure à la traditionnelle colonne créole en cuivre). La production annuelle atteint désormais 2 millions de litres (elle était inférieure à 700 000 dans les années soixante-dix). Et Bologne ne propose plus uniquement du rhum blanc agricole.
L’entreprise a, depuis, étoffé sa gamme avec des rhums ambrés, vieux et, en 2020, elle a commercialisé le premier rhum bio de Guadeloupe. En tout, la marque propose une vingtaine de rhums, qui lui ont valu d’être médaillée, en 2022, à cinq reprises au concours général agricole de Paris et huit fois au concours mondial de Bruxelles (Spirits Selection). Mais aussi de recevoir, le 5 janvier, le prix 2023 du spiritueux de l’année, décerné par La Revue du Vin de France.